La phénoménologie de la nature goethéenne
(extrait du livre allemand "Metamorphose - Kunstgriff der Evolution" de Andreas Suchantke)
Aristote peut être considéré comme l’ancêtre de la « phénoménologie » de la nature : il attachait une
grande importance à l’observation concrète, à l’expérience des phénomènes de la nature, qui le conduisit à créer sa théorie des quatre éléments, feu, eau, terre, air. Celle-ci, loin
d’être un schéma théorique comme on le pense souvent, est basée sur l’expérience vécue. S’appuyant sur ses observations, il distinguait les différents règnes de la nature, avait compris
que la matière elle-même n’avait pas la faculté de produire la forme complexe d’un organisme. Il fallait donc un autre principe, ou force, qu’il appela « eidos », image
originelle.
Plus tard, à la fin du Moyen-âge, des auteurs comme Paracelse, grand voyageur et observant les différentes formes que
prennent les plantes dans différents milieux, cherchent à saisir le « principe » du vivant alors que Descartes, au contraire, réduit les plantes et les animaux à des automates,
des machines. C’est le début de la science analytique et des méthodes quantitatives (poids, nombre et mesure), s’intéressant exclusivement à l’aspect matériel des êtres vivants. Ce
courant scientifique dominant se développera ensuite pour aboutir aux progrès techniques que l’on connaît, négligeant de s’intéresser à la nature spécifique du vivant. Cependant, au cours
des cinq derniers siècles, un courant de scientifiques et philosophes (que l’on commence à redécouvrir aujourd’hui) poursuit cette approche du vivant, en particulier aux XVIIIe et
XIXe siècles. En Allemagne, on peut citer des noms comme Herder, C. G. Carus, Novalis qui appartiennent à la « Naturphilosophie ». Aux Pays-Bas, Louis Bolk, dans les pays
nordiques, Steffens, etc. Malheureusement, tous ces grands penseurs, scientifiques et philosophes sont peu connus en France. Certains auteurs romantiques comme Rousseau ou des
scientifiques comme Geoffroy St-Hilaire sont aussi proches de cette recherche. Au XIXe siècle, on retrouve des philosophes et naturalistes dans la même lignée aux États-unis, en
particulier Emerson et Thoreau qui ont écrit des pages splendides sur la nature.
Un des fondateurs de cette « phénoménologie de la nature » est Goethe (1749-1832) qui développe une approche
« adaptée à l'objet étudié », c’est-à-dire qu’au lieu d’appliquer à une roche, une plante ou un animal la même méthode d’étude, il cherche, par une observation très fine des
phénomènes à tirer la méthode de l’objet étudié. (1) J. C. A. Heinroth (1831) décrit la pensée de Goethe comme « gegenständlich », c'est-à-dire objective, adaptée à l'objet et
non plaquée. Le plus souvent, nous projetons des modèles tout prêts en considérant par exemple une feuille de plante comme un simple capteur solaire. Ce qu’elle est en partie certes, mais
pas seulement, sinon pourquoi aurait-elle des formes, des couleurs, des parfums si complexes ? Ce n’est pas en réduisant la plante à une machine qu’on pourra comprendre toutes ses
manifestations mais en développant une approche qualitative, en observant comment naissent formes, couleurs, odeurs,…
Vers la fin du XIXe siècle, Rudolf Steiner (1861-1925), en contact avec de nombreux penseurs de son époque, est chargé
de publier les travaux scientifiques de Goethe (3, 4) ; il les étudie en profondeur et en explicite la méthode. En hommage à Goethe et à son apport qu’il estime fondamental pour les
temps à venir, il donne le nom de Goetheanum à l’Université libre qu’il crée au début du XXe siècle en Suisse, à Dornach, près de Bâle.
Pratiquer la phénoménologie goethéenne
Un des premiers obstacles à une approche phénoménologique du vivant est la perte de la confiance dans la capacité de
nos organes des sens à nous transmettre la réalité du monde. En effet, la vulgarisation scientifique dominante nous assène que toutes nos perceptions sensorielles sont de pures illusions,
des représentations d'une réalité que nous ne pouvons pas atteindre.
Si je vois une fleur rouge, odorante et que j'admire sa couleur et son parfum, que j'essaie de la comprendre, un scientifique ou un ouvrage de botanique me dira : « mais
non, le rouge que tu observes n'existe pas, c’est une longueur d'onde en réalité (quelle réalité ?) et le parfum que tu sens, qui t’emplit est en fait une somme de
molécules. »
La plupart des perceptions de nos sens sont ainsi ramenées à des longueurs d'onde, des molécules, et notre monde perd toutes ses couleurs, senteurs, textures, sons, etc. De ce point de
vue très courant aujourd'hui, l'être humain serait enfermé dans une sorte de prison dans laquelle son système nerveux lui apporte des signaux provenant d'un corps et d'un monde extérieur
inconnus. Il s'inventerait alors un monde sensoriel avec des sons, des couleurs, des odeurs, des goûts, etc.
Goethe partait d'un approche toute différente. Il avait la certitude que l'être humain ressent et fait l'expérience de son corps et, par son intermédiaire, de la réalité sensible. Il nous
incite à faire totale confiance à nos sens dans la mesure où ils sont sains. Il affirme : « L'homme est suffisamment équipé pour tous les vrais besoins terrestres, s'il fait
confiance à ses sens et les développent de manière telle qu'ils restent dignes de confiance ». (Maximes en prose 3). Il va même plus loin : "L'homme en lui-même, dans la mesure
où il fait usage de ses sens sains, est l'appareil physique le plus grand et le plus exact qui puisse exister..." (Maximes en prose 13). Ceci peut paraître exagéré à l'heure des
microscopes électroniques. Mais il existe des exemples très probants. On sait par exemple qu'un bon goûteur de vin peut détecter des falsifications que l'analyse de laboratoire ne
détermine pas.
Goethe précise sa pensée en disant :"Les sens ne trompent pas, c'est le jugement qui trompe." (Maximes en prose 4). En effet, on parle souvent d'illusion des sens, mais en fait c’est la
pensée, le jugement, qui se laissent tromper, pas les sens.
Et il ajoute, refusant tout modèle explicatif, forcément réducteur : « les faits seuls sont la doctrine (ou l’enseignement) ». (3)
Ainsi s'appuyant sur toutes les perceptions des sens qu’il exerce pour les rendre toujours plus sensibles, il pratique une approche « objective ». En voici un bref
résumé :
1) L’approche débute par une observation précise et détaillée de la plante en intensifiant les différentes
perceptions sensorielles. Pour cela, il faut une attitude ouverte, d'étonnement, tous les sens en éveil. Cette attitude innée chez le petit enfant demande un grand effort de
volonté à l'adulte, souvent empli de connaissances qui forment un filtre entre le « donné » à connaître et sa conscience.
2) Exerçant cette approche par tous les sens, j'en viens à me demander d'où viennent ces formes. Comment se
sont-elles constituées ? La méthode « tirée de l’observation de la plante » est alors de l'observer dans le temps. Je ne peux comprendre les formes issues de sa
croissance dans le temps et l’espace en la regardant en un instant donné. Il me faut observer les différentes étapes de la croissance du coquelicot dans son environnement, de la
germination de la graine jusqu’à son dépérissement. J’essaie de participer intérieurement au processus de croissance pour ensuite essayer de le « recréer » en
imagination, pour approcher la dynamique spécifique de cette plante. Il faut exercer un mode de penser « vivant » pour saisir les processus vivants.
3) Goethe a développé le concept de l’archétype de la plante (aussi appelé plante primordiale). Il pensait que
le même principe formateur invisible, mais perceptible par la pensée, agit dans chaque espèce végétale en se spécialisant dans une direction particulière. (3). Il se posait la
question : comment puis-je reconnaître que tel ou tel objet est une plante ; toutes les plantes doivent bien avoir quelque chose en commun. Dans chaque objet que nous
appelons plante, nous voyons intuitivement l’action de la plante primordiale. Chacun d’entre nous, si on lui demande ce qu’est une fleur, répondra que c’est l’organe ou
apparaissent en général couleurs et odeurs. Nus avons là une brève idée de la partie fleur de la plante originelle. L’étude de la métamorphose des plantes peut intensifier et
préciser cette étape. On constate que de nombreuses plantes à fleurs suivent une triple métamorphose : dans les feuilles, puis dans la fleur et dans le fruit – tous ces
organes étant formés de feuilles, ce qui est confirmé par la biologie moléculaire moderne. Un lien, une continuité invisible réunit les feuilles. Si l'on compare les feuilles
successives, on s'aperçoit que c'est grâce à notre pensée que nous parvenons à trouver la cohésion, le mouvement de métamorphose. C’est-à-dire que dans la plante agit un principe
formateur que nous percevons par notre pensée lorsque nous reproduisons intérieurement la succession des feuilles. La pensée est alors employée comme instrument de perception des
« forces formatrices » invisibles aux sens (mais perceptibles à la pensée).
4) C’est alors que nous pouvons « développer, à partir de la forme primordiale, chaque cas particulier
(espèce végétale ) qui se présente à nous » (4). Ce faisant, nous parvenons à toucher du doigt la nature spécifique, intérieure de la plante. C’est à partir de ce moment que
l’on pourra commencer à comprendre ses particularités qu’il faut mettre en relation avec l’être humain si on veut connaître ses propriétés médicinales.
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(extrait du livre allemand "Metamorphose - Kunstgriff der Evolution" de Andreas Suchantke)
Ainsi on ne peut comprendre la vie à partir de l'interaction de ses éléments morts. L'approche analytique de la science
suppose, d'une part, que tout est contenu dans les éléments et d’autre part que tout est présent à un moment donné. Nous avons constaté que la plante est un être qui n’est pas entièrement
présent en un instant donné mais au contraire se manifestent au cours du temps, dans un processus. C’est le cas de toute plante. Ainsi, pour observer la totalité d'une plante, il faut la
regarder à un moment donné dans son milieu et, d’autre part, la regarder dans le temps, de la graine qui germe à la prochaine graine qu’elle formera.
La plante n'est par un objet, présent à un moment donné, mais un « événement, un processus » qui se déroule
dans le temps et dans un contexte précis (son milieu). On se rapproche plus d'un morceau de musique, en effet la musique ne peut être perçue qu'au fil du temps ; une note ou
l'ensemble des notes écoutées en un instant ne donne aucune idée de la mélodie.
En guise de conclusion cette très belle citation d’A. Portmann, grand biologiste suisse : "tout ce qui est visible
est la manifestation d’une signification ; la nature entière est image, langage, hiéroglyphe coloré. Cependant, nous ne sommes ni préparés, ni habitués à l’observer vraiment, malgré
le haut développement de nos sciences naturelles. Pour le lire, il faut innocence et simplicité."
Jean-Michel Florin
Notes bibliographiques :
1) Seamon David and Zajonc Arthur : Goethe’s way of science. A phenomenology of
nature. State University of New York Press.
2) Bortoft Henry : La démarche scientifique de Goethe. Éditions Triades.
3) Bockemühl J. : Éveil au paysage (Erwachen an der Landschaft). 4) Goethe : Métamorphose des plantes. Éditions Triades.
5) Steiner R. : Une théorie de la connaissance chez Goethe. Éditions Anthroposophiques Romandes.
6) Biodynamis Hors-série N° 5 mars 2003 : Observer le vivant. Éditions Mouvement de Culture Bio-Dynamique.
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