Petite réflexion sur ce sujet intemporel qu' est " l 'amitié "
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L 'amitié est-elle la forme privilégiée de la connaissance d 'autrui ?
J 'avais envie de partager avec vous un sujet philosophique qui me tient à coeur :
"L 'Amitié "
Bon dimanche à tous Paty
Amitié : le terme peut être pris dans une acception très large ( la sympathie en générale) ou tout à fait particulière si on le distingue d’autres sentiments comme l’amour, la tendresse filiale, ou la charité envers le prochain.
Privilégier : l’amitié fait de l’ami un privilégié, nous lui donnons la préférence sur les autres à chaque fois que le choix dépend de nous. Mais justement ce parti- pris est un préjugé. Il faut réfléchir à ce que serait une forme privilégiée de connaissance
Connaissance : c’est à la fois la rencontre : « faire connaissance » et l’étude, la recherche d’informations objectives permettant de cerner l‘autre.
Exemple d’introduction
Il y a d’abord un paradoxe à associer l‘amitié à la connaissance puisque l’amitié est un lien affectif et un état alors que la connaissance est une activité intellectuelle. Comment et en quoi la sphère de l’affectivité peut- elle apporter un type de connaissance, et de surcroît « privilégié » c’est à dire de qualité supérieure ?
Spontanément, on aurait plutôt tendance à croire que l’amitié (comme l’amour) aveugle, rend complaisant envers ceux qu’on aime. Le jugement y perd en objectivité.
Toutefois, la connaissance suppose une capacité d’ouverture, il faut accepter d’épouser les formes singulières de ce qui est étudié ; cette plasticité requiert une disponibilité de temps et d‘énergie que seule la passion est capable de fournir. En ce sens, la formule de saint Augustin se comprend : « On ne connaît bien que ce qu’on aime ». Le souci de connaissance prend la forme d’une « vocation dévote ».C’est peut-être à cette seule condition que l’activité de connaissance évite la tentation de l’assimilation de l’inconnu au connu et les autres réductions falsifiantes. La sympathie est peut-être la voie de la véritable objectivité.
La résolution du problème implique de réfléchir sur les rapports entre l’autre et l’activité cognitive.
Autrui est-il un objet de connaissance comme un autre ? Ou est-il bien plus retors, car fondamentalement secret…L’amitié qui est une forme de rapport qui lie un sujet à un autre de manière privilégiée, n’est-elle pas un écran déformant supplémentaire entre moi et l’autre ?
PLAN SYNTHETIQUE
I)L’amitié est une forme privilégiée de rencontre de l’autre.
Aristote distingue « l’homonoia » le consensus ( la concorde, l’identité de vue) qui lie entre eux tous les citoyens d’une République bien constituée de la « philia » l’amitié, par laquelle on goûte le plaisir de la relation avec cet homme particulier, en tant qu’il est ce qu’il est » Ethique à Nicomaque VIII 3,1156 a 16
L’amitié est à la fois prise en compte de la singularité individuelle de l’ami, (ses goûts et dégoûts, sa façon propre de bouder comme d’être heureux) et sentiment de notre affinité profonde, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » disait Montaigne de La Boétie Les essais livre I chap. XXVIII. L’amitié naît de la révélation d’une parenté fondamentale ( qui n’est pas celle engendrée par la vie en famille et qui fascine d’autant plus qu’elle lie intimement deux êtres qui sont d’abord des inconnus). La découverte de l’ami est donc aussi découverte de soi et révélation de notre identité essentielle au-delà des gangues et pesanteurs des inscriptions familiales et sociales. Ainsi, tout en soulignant que l’amitié se nourrit de respect réciproque et de sentiment d’égalité, Aristote remarque qu’un maître peut éprouver de l’amitié pour un esclave : c’est qu’en ce cas, il le considère en tant qu’homme et non en tant qu’esclave. VIII 9,1159, a .
Ce sentiment de « fraternité » envers l’autre en tant qu’homme (au -delà des frontières territoriales et sociales) est au cœur aussi bien de la philosophie stoïcienne que de la sensibilité des premières sectes chrétiennes. Ainsi voit-on que l’amitié opère ses propres révolutions de mentalité et a beaucoup fait pour la reconnaissance de l’autre en tant qu’homme, reconnaissance qui est sans doute la première étape, indispensable, tant à la rencontre de l’autre qu’à l’effort de connaissance objective d’autrui.
Dans la seconde moitié du XIX siècle les sciences humaines ( science de l’esprit) revendiquent leur indépendance vis à vis des sciences de la nature. Leur différence d’objet justifie une différence de méthode. Wilhem Dilthey retravaille le vocabulaire pour préciser la nuance : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique ». L’explication des phénomènes naturels procède par analyse et décomposition des causes et des effets. Au contraire pour comprendre un geste humain il faut le resituer dans un vécu global.
Pour connaître autrui il faut le comprendre, se mettre à sa place c’est -à -dire entrer dans son propre mode de pensée, saisir le sens de ses actions, ressentir la logique interne de ses évaluations. Seule une implication subjective le permet mais elle risque de louper la réalité de l’autre si elle ne procède pas d’une forme de sympathie. Nous ne connaissons de l’intérieur que ceux qui nous ressemblent. Une parenté de nature est nécessaire à ce type de connaissance. L’amitié parce qu’elle s’établit sur cette même parenté donne d’emblée accès à une connaissance intime de l’autre. Et le sentiment d’être réellement compris encourage plus que tout les confidences qui affinent la connaissance. « La fusion des âmes » les dévoile l’une à l’autre jusqu’au fin fond de leurs entrailles. Il n’est pas un des gestes de La Boétie dont Montaigne ne connaisse le ressort( Essais Livre I chap. XXVIII ; .voir aussi Montaigne en mouvement de Jean Starobinski). Cette parfaite complicité que Montaigne pense comme la température constante de l’amitié est célébrée par Sartre comme exceptionnelle : Ce sont les « moments parfaits » de l’amitié et de l’amour quand chacun comprend l’autre dans ses attentes et ses pensées sans qu’il soit besoin de les exprimer.
Mais si l’amitié est une forme instinctive de connaissance, sa profondeur est l’envers de sa limite : Le semblable aime et comprend le semblable, mais le différent (c’est dire tous les autres) lui reste irrémédiablement étranger. La communauté des amis assurée de sa valeur par sa complicité méconnaît cruellement tout ce qui ne lui est pas conforme. L’amitié envers les uns est un écran et une source de préjugés envers les autres.
Bien plus l’homme, animal essentiellement social, aime à se leurrer à ce sujet, car il est doux de penser que l’on est entouré d’amis sincères. L’amitié est un rapport à l’autre tissé d’illusions - des illusions que nous entretenons volontairement pour ne pas devoir nous avouer notre essentielle solitude. D’où l’exclamation paradoxale et désabusée que Kant prétend emprunter à Aristote : « Mes chers amis, il n’y a pas d‘amis »
Au paragraphe 46 de la Doctrine de la vertu dans la Métaphysique des mœurs Kant remarque qu’il est bien
rare d’accepter le reproche de l’ami ; on est plutôt blessé à la fois par le sentiment d’être incompris et celui, tout aussi désagréable, de perdre l’estime de son ami. Ainsi la liberté de parole qui est présupposée dans la relation d’amitié n’est-elle pourtant pas reconnue de fait.
De même l’amitié perdrait tout son charme si on ne pouvait espérer être soutenu par ses amis en cas de besoin, et pourtant on pressent qu’il vaut mieux ne pas mettre à l’épreuve cette amitié de peur d’être déçu. L’amitié se nourrit donc d’illusions.
L’amitié vaut plus par l’espoir qu’elle inspire que par l’effectivité des rapports entre prétendus amis. Une véritable amitié est « aussi rare qu’un cygne noir »( Kant)
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Conclusion:
L’amitié est un moyen de connaître nos désirs et aspirations profondes plutôt qu’un moyen de saisir la réalité de l’autre. L’amitié ménage les apparences pour nous porter plus haut : « Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en nous -mêmes » Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, de l’ami. Nous aimons dans l’ami toutes les qualités qui nous enchantent mais que nous savons ne pas réaliser toujours. L’ami parce que ses faiblesses nous sont moins connues que les nôtres est un bon support de projection. Le rapport à l’ami nous tire vers le haut, chacun des deux amis voulant être à la hauteur de ce qu’il projette dans l’autre.
(Site Philophil.com)