Nous y sommes...
Une fidèle lectrice de mon blog "le Clos d'Alvie" m 'a envoyé ce texte à découvrir par Fred Vargas :
Nous y sommes
Nous y voilà, nous y sommes.
Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les
hauts-fourneaux de l'incurie de l'humanité, nous y sommes.
Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le
faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui
fait mal.
Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités
d'insouciance, nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous »,
entendons un quart de l'humanité tandis que le reste était à la
peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté
nos pesticides àl'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit
trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des
fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous
avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui
clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons
mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones,
franchement on peut dire qu'on s'est bien amusés.
On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme
faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement
modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un
tiers des espèces vivantes, faire péter l'atome, enfoncer des
déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on
s'est marrés.
Franchement on a bien profité.
Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus
rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de
biner des pommes de terre.
Certes.
Mais nous y sommes.
A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières ( la Révolution
néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on
ne l'a pas choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? »
demanderont quelques esprits réticents et chagrins.
> > Oui.
On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas
demandé notre avis. C'est la mère Nature qui l'a décidé, après
nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des
décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous
ferme les robinets. De pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez
avec moi (à l'exception des fourmis et des araignées qui nous
survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu portées sur
la danse).
Sauvez-moi ou crevez avec moi
Évidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on
s'exécute illico et, même, si on a le temps, on s'excuse,
affolés et honteux. D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir
un délai, de s'amuser encore avec la croissance.
Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa
voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre
en partant, veiller à la paix, contenir l'avidité, trouver des
fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les
cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à
voile, laisser le charbon là où il est, –
attention, ne noulaissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille
récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore,
on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand
même bien marrés).
S'efforcer.
Réfléchir, même.
Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être
solidaire.
Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d'échappatoire, allons-y.
Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux
qui l'ont fait le savent, est une activité foncièrement
satisfaisante. Qui n'empêche en rien de danser le soir venu, ce
n'est pas incompatible.
A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions
le retour de la barbarie –une autre des grandes spécialités de
l'homme, sa plus aboutie peut-être.
A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.
A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous
danserons encore.
Fred Vargas
Archéologue et écrivain
Bon week-end à tous Paty