Interview avec Pierre Rabhi
Interview avec Pierre Rabhi
Ce printemps, Pierre Rabhi publiait avec Jean-Marie Pelt Le monde a-t-il un sens ? chez Fayard. Un succès. Où l’on découvre que la vie sur terre doit davantage à l’alliance qu’à la rivalité. Et qu’il n’appartient qu’à l’humanité de poursuivre ce processus en privilégiant la coopération, « l’associativité », toujours porteuses de renouveau et justement de sens. Échange avec cet agrobiologiste qui appelle à une société respectueuse des hommes et de la terre depuis plus de 35 ans.
« JE REVENDIQUE LA SOBRIÉTÉ HEUREUSE ET JE CROIS DANS LA PUISSANCE DE LA MODÉRATION »
Pierre Rabhi : Bien que complices de longue date, Jean-Marie Pelt et moi n’avions jamais collaboré aussi étroitement. Il m’a envoyé son manuscrit et m’a demandé ce que je pouvais y ajouter. Après sa rétrospective sur l’organisation de la vie sur la planète où il met en lumière la coopération, je me suis ainsi retrouvé à parler du phénomène humain.
Pierre Rabhi : Si pour imager l’histoire de la planète, on la place sur une échelle temporaire de 24 h, l’homme ne représente que quelques minutes. Et force est de constater que les caractéristiques introduites avec son arrivée sont la dualité et le conflit. Avec la nature, avec lui-même, là où tout n’était que coopération à tous niveaux, bactéries, végétaux ou encore animaux.
Pierre Rabhi : Certes, mais ceux-ci ne m’ont jamais vraiment convenu. Évidemment, je ne suis pas un scientifique, mais mon point de vue est que dans la nature, c’est la coopération qui prédomine. Lorsqu’il y a prédation, elle est poussée par la nécessité. Le lion mange l’antilope, mais pour sa survie. S’il n’a pas faim, il n’a aucune raison de tuer, à la différence de l’être humain.
Pierre Rabhi : Ni l’un ni l’autre, juste réaliste. Le développement de l’humanité aurait dû profiter à tous, or une part de la population mondiale accapare et concentre la richesse en portant atteinte aux biens communs. On observe des disparités abyssales avec d’un côté des milliardaires, et de l’autre des pères et des mères qui ne peuvent donner un bol de riz à leur enfant. Notre société accorde plus d’importance à la mort qu’à la vie, à travers les armes par exemple ou le saccage de l’environnement au nom de la sacro-sainte croissance économique. La communauté humaine est entrée dans une phase préoccupante pour son avenir, une impasse. Il est temps de voir clair et de sortir de l’obscurantisme.
Pierre Rabhi : Introduire par exemple du poison dans la terre comme l’homme le fait aujourd’hui pour se nourrir, comment caractériser cette forme d’intelligence ?
« ÉDUQUER LES ENFANTS DANS LE SENS DE LA SOLIDARITÉ PLUTÔT QUE LA COMPÉTITION »
Pierre Rabhi : Sourire non, mais il ne faut pas se perdre dans l’illusion. Soyons clairs sur la définition du développement. S’il découle de l’idéologie du modernisme selon laquelle tout le monde par exemple doit avoir une voiture, la planète ne le supportera pas. Où prendrons-nous les ressources si ce modèle se généralise ? Le développement qui ne repose que sur le matérialisme ne peut être durable. Je revendique la sobriété heureuse et je crois dans la puissance de la modération. Le système du « toujours plus », machine infernale dont le moteur est le gain financier, génère l’insatisfaction permanente.
Pierre Rabhi : Je n’ai jamais été un pourfendeur du progrès. Il s’agit de l’orienter intelligemment. Tout ce qui aide l’humain dans son évolution est positif, tels les formidables progrès de la chirurgie !
Pierre Rabhhi : Il ne s’agit pas d’avoir moins mais d’avoir « juste ». D’avoir le nécessaire. À quoi bon avoir plus si c’est pour gaspiller ! Pourquoi fabriquer des déchets ? Il faut revenir à l’équilibre. Par ailleurs dans les pays plutôt prospères, où l’on a tout pour être heureux, on ne l’est pas. En témoigne la consommation d’anxiolytiques. Pour ma part, je continue donc sur le chemin de l’agroécologie. Une forme d’agriculture dont fait partie l’agriculture biologique. Elle est l’illustration même de la coopération avec la vie. Elle ne détruit pas les sols, aide à entretenir les milieux, le patrimoine vital. Ce n’est pas un système autarcique – car on a toujours besoin de l’autre ! – mais autonome. L’agroécologie est bien plus large que la production d’aliments sains dans le respect de l’environnement. Elle prend en compte le reboisement, lutte contre l’érosion, s’intéresse à la gestion de l’eau en particulier dans des zones sahéliennes où il n’y a plus rien, où le milieu naturel est détruit et où le désert avance, à la différence de l’Europe où poussent encore des forêts ! Je reproche aux politiques de ne pas mieux penser l’espace rural, de ne pas plus le valoriser face au surpeuplement des villes. Que faire si des millions de gens continuent de ne plus avoir de travail et si le système social ne peut plus palier ? C’est pourquoi j’ai lancé autrefois l’idée de créer des « oasis en tous lieux ».
Pierre Rabhi : Un changement de perception individuel puis général auquel j’appelais avec le slogan de l’« insurrection des consciences » lors de ma campagne aux élections présidentielles (2002). Il nous faut par exemple sortir de la subordination universelle des femmes, éduquer les enfants dans le sens de la solidarité plutôt que de la compétition qui forme de futurs citoyens dualistes, respecter la nature. Ces critères sont inspirés par un principe de coopération avec la vie, une nécessité vitale reconnue et souhaitée par un nombre grandissant de citoyens.
Né en 1938 en Algérie. Agriculteur bio de la première heure, écrivain et penseur français. Pierre Rabhi transmet l’agroécologie à travers le monde depuis les années 80 pour redonner leur autonomie aux populations. À l’origine de Terre et Humanisme, reconnu comme un expert international pour la sécurité alimentaire. Auteur de nombreux ouvrages dont Paroles de Terre, du Sahara aux Cévennes, Conscience et Environnement ou Vers la sobriété heureuse. Il participe à la création des Amanins, centre d’activités écologique, solidaire et pédagogique dans la Drôme (2003). Les Colibris (2007) qui rassemblent des citoyens et des projets « accélérateurs » d’une transition sociétale s’inscrivent dans son sillon.
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Crédits : illustration : Makheia / Sequoia – Photo : Corine Brisbois.
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