Pourquoi ne parvient-on pas à changer de mode de vie malgré la connaissance des conséquences écologiques néfastes de nos actes ? Pour la philosophe Corine Pelluchon, les enjeux environnementaux peuvent transformer la démocratie et modifier les comportements de chacun si l’on articule l’écologie à une philosophie de l’existence. Dans son dernier ouvrage, les Nourritures,qui vient de sortir au Seuil, elle place au cœur de sa réflexion l’alimentation et le goût pour souligner les liens entre les vivants, humains et non humains, et la nécessité de prendre soin de la Terre. Avec le fondement d’un cogito gourmand, Corine Pelluchon pose, par ce livre, des concepts qui pourraient se révéler fort utiles à l’avenir.

Comment expliquez-vous le fait que l’écologie reste une préoccupation périphérique alors que vous en faites une philosophie de vie ?

L’écologie est secondarisée en politique et, quand elle s’impose, il s’agit surtout de réglementations juridiques et économiques. Quant aux individus, ils s’intéressent aux enjeux environnementaux, mais ne modifient pas leur style de vie. L’écologie reste extérieure à nos vies et n’irrigue pas la manière de penser la politique parce qu’elle n’est pas articulée à une philosophie de l’existence. C’est pourquoi, dans ce livre, j’ai tâché d’élaborer une philosophie du «vivre de». Les nourritures désignent tout ce dont nous vivons et qui est à la fois naturel et culturel. Cette philosophie est aussi une philosophie de l’habitation. Ecologie vient de oikos, qui signifie en grec «maison», «foyer». Ainsi, la Terre n’est pas perçue uniquement comme une ressource, mais elle est la condition de notre existence pensée dans sa matérialité. Une telle conception, qui souligne notre corporéité, éclaire notre cohabitation avec les autres vivants envers lesquels nous avons des rapports de justice. Manger, être né, habiter quelque part, cela installe l’intersubjectivité au cœur d’un sujet incarné qui ne se définit pas seulement par la liberté, comme c’est le cas dans le libéralisme politique. Cette philosophie du sentir vise à dépasser les dualismes nature-culture, raison-affect, esprit-corps qui caractérisent les philosophies de la liberté.

Selon vous, le goût et le plaisir seraient au cœur de toute existence humaine, voire de la conscience politique…

Le plaisir, qui exprime notre complaisance dans les choses, est une dimension centrale de nos existences qui signifie aussi que l’amour de la vie est premier, comme le montre le jeu auquel s’adonnent les bébés humains et animaux, même si nous l’avons oublié. Certes, les nourritures ne tombent pas du ciel dans un monde où près de 3 milliards d’individus souffrent de la faim ou de la malnutrition. Les contenus dont je vis peuvent manquer et la misère rend impossible l’accès à la jouissance. La vie est insouciance à l’endroit de l’existence. Elle a cette générosité et cet excédent que le plaisir, recherché pour lui-même, exprime.

Le fondement de la construction politique est donc le cogito gourmand et le cogito engendré. La faim est le point de départ de l’éthique et de la justice, et les qualités secondes, les sensations, la saveur des choses, sont réhabilitées. En outre, ce que nous mangeons a un impact sur les hommes vivant loin de chez nous, sur les générations futures, sur les animaux. Le fait d’être né témoigne non de notre déréliction, mais de plusieurs existences derrière la nôtre. Enfin, la puissance de notre technique explique que les générations futures fassent déjà partie de nous.

Ces structures de l’existence font surgir un moi relationnel en interaction avec son milieu et avec les autres vivants. Bien plus, l’existence est d’emblée une position éthique. En mangeant, je dis la place que j’accorde aux autres. Mon rapport aux nourritures est le lieu originaire de l’éthique et la justice désigne le partage des nourritures. Le soubassement du libéralisme politique et du contrat social classique est, au contraire, un sujet défini par la liberté et dont les besoins matériels, comme on le voit chez Rawls, sont pris plus ou moins en compte et définis en termes de ressources. C’est aussi un sujet isolé, alors que mon existence est débordée par celle des autres.

Votre phénoménologie des nourritures place au centre de la réflexion l’acte de manger, que révèle-t-il ?

Quand je mange, je ne suis jamais seule, même s’il n’y a personne à ma table, car je suis toujours en rapport avec les autres qui vivent loin de chez moi, comme on le voit avec la demande en produits animaliers qui a des conséquences sur les pays pauvres exportant des céréales pour le bétail européen et américain, alors que beaucoup d’individus dans ces pays souffrent de la faim. En mangeant, j’encourage telle ou telle production, telle ou telle distribution, et j’accepte ou non de faire couler le sang des bêtes. Par ailleurs, j’insiste sur le fait que nos besoins ne sont pas des vides à remplir, mais renvoient au plaisir, même si beaucoup d’individus manifestent des troubles de l’oralité et n’ont pas un rapport serein à l’alimentation. L’alimentation est incorporation. Sa dimension nutritive, mais aussi sociale, intime, culturelle et symbolique prouve que la réceptivité autant que le projet caractérise notre rapport au monde. Enfin, le goût qui fait participer tous les autres sens est à la fois sensuel et intellectuel.

Ainsi, manger est un dire. En mangeant, on dit son rapport à l’autre, le respect qu’on a de soi, le rapport à ses besoins, au plaisir, aux personnes qui préparent les nourritures, à celles qui ont transmis tel ou tel savoir-faire. En faisant de l’alimentation le paradigme de cette phénoménologie des nourritures, j’ai essayé de renouveler la conception que l’on avait de l’être-au-monde. Cela fait aussi bouger tout le soubassement des théories politiques en introduisant dans la justice un motif eudémoniste, lié à la convivialité et au bonheur.

Quand on voit les dérives écologiques, les troubles alimentaires, diriez-vous que nous avons perdu le goût des choses ?

La crise actuelle est une crise du goût, comme en témoignent son homogénéisation et le fait que, pour beaucoup, l’alimentation est une prise alimentaire, les aliments étant des carburants ou des ennemis. Affirmer la centralité du goût, c’est revenir au sentir saisi dans sa dimension empathique : exister, c’est être avec le monde, l’éprouver sympathiquement et être avec les autres. Pour sortir de cette crise, ce ne sont pas tant les valeurs qu’il faut changer, mais notre rapport au monde par notre rapport au corps. Nous avons un rapport mutilé à la vie, on le voit dans notre façon de manger et d’user des vivants.

N’y a-t-il pas dans votre réflexion un risque hygiéniste peu réjouissant ?

A la rigueur, on pourrait parler d’une démarche esthétique, mais pas d’hygiénisme ni de morale. Un des moyens pour lutter contre les dérives réactionnaires est de donner à voir du beau, du réjouissant. Des individus cultivant le sens du goût accepteraient-ils la dégradation des paysages et la violence infligée aux animaux d’élevage ?

Cela veut-il dire qu’il faut arrêter de manger les animaux, comme le suggérait dans un essai de 2011 Jonathan Safran Foer… N’est-ce pas une privation pour le goût et de plaisir ?

Pour ma part, je ne mange ni viande ni poisson, enfin aucune bête qui a des yeux. Mais chacun fait ce qu’il peut. Il n’y a pas à imposer quoi que ce soit, seulement à espérer que plus d’individus s’orientent vers une forme de sobriété élégante, qu’ils consomment moins de produits animaliers, qu’ils les consomment autrement et qu’ils y trouvent leur compte. Je ne suis pas puriste. De toute façon, je fais des compromis avec ma conscience, puisque je bois du lait et mange du fromage. Or, le coût du lait est la séparation de la vache et de son veau et la mise à mort précoce de ce dernier. Cela dit, j’y pense tout le temps et cela me fait mal. Je me rêve en végane. Parfois, je le suis pour un temps. Ceux qui souffrent de la souffrance des bêtes expérimentent déjà pas mal de ruptures ou ils les ont vécues avant d’en arriver là. J’ai du mal en ce moment à faire le dernier pas, à être complètement cohérente… Quoi qu’il en soit, l’important est que les cuisiniers et les stylistes nous aident dans cette affaire, que les repas végétaliens soient bons, que végétarisme et végétalisme riment avec hédonisme, que la mode sans cuir, sans laine et sans soie soit séduisante. Mais qu’ils suppriment déjà le foie gras et la fourrure et, personnellement, je serai contente ! Cela, plus l’abolition de la corrida, et je fais la fête pendant des semaines !

Vous proposez un nouveau contrat social dont le cœur serait l’écologie et la protection animale. En quoi consiste-t-il ?

A partir du moment où l’on conçoit l’être humain comme un sujet relationnel, incarné, et qu’on tire les conséquences du fait que vivre, c’est «vivre de», alors la finalité de l’Etat ne peut plus être seulement la sécurité et la conciliation des libertés et des intérêts individuels. Il s’agit d’ajouter à ces devoirs classiques de l’Etat la protection de la biosphère, l’amélioration de la condition animale, le rapport aux générations futures, autant d’objectifs qui découlent de la description du sujet pensé dans sa matérialité. En accompagnant un processus dont je crois voir des signes avant-coureurs dans le monde présent, je m’inscris dans l’héritage des Lumières. L’idée est de proposer une création imaginaire qui installe au cœur de notre vie d’autres significations que la production et la consommation. Une démocratie ne peut pas vivre sans cet espoir d’une «autre société» qui permet d’ouvrir le possible. 

 

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